Nous avons changé de paradigme sans même que nous nous en soyons rendu compte ; avant, nous étions convaincus que l’esprit est au-dedans, maintenant, bien que nous soyons encore réticents à l’admettre, nous savons que l’esprit est au-dehors ; avant, il était convenu de dire que l’esprit est caché au creux de l’âme, maintenant nous « voyons » que l’esprit n’est pas caché : nothing is hidden.
Mais, d’où nous venait cette idée que l’esprit est au-dedans ?
D’abord de l’obnubilation de Platon de « sauver les phénomènes », sozein ta pheinomena, c’est-à-dire d’assurer un statut ontologique à la signification face au scepticisme engendré par la posture des sophistes : il invente la doublure mentale du langage. Il y aurait dans l’âme des unités de sens innées identiques chez tous auxquelles les propositions exprimées renverraient : la signification repose sur des « affects dans l’âme », pathemata tès psukhês. alors qu’un lapin dévale sous les buissons. L’expression de l’indigène désigne-t-elle l’animal, une partie de l’animal, la fuite de l’animal, l’utilisation culinaire de l’animal, etc. ? Seul l’indigène le sait ou du moins sa communauté linguistique. et qui, comme les paroles, précise-t-il, « ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient : la réalité objective de l’idée, ce qu’elle signifie, excède la seule désignation de son référent tout en ayant avec lui un rapport spécifique de causalité : si j’ai une idée de x, c’est qu’elle me vient du dehors, non par simple effet de x, mais par le discours des autres comme il le souligne à propos du mot « Dieu » qui fait partie de ces « mots qui sont les plus ordinaires en la bouche des hommes ».
Hobbes est encore plus net : « c’est l’usage, écrit-il, qui donne leur force aux mots.
C’est Locke qui, en affirmant que nous disposerions d’un rapport cognitif à nous-même, reposant sur un regard intérieur nous permettant, grâce à une lumière appelée consciousness (ni the conscience (morale), ni the awareness (saisie intellectuelle), de voir les représentations du monde extérieur que nous aurions autoproduites à partir de nos données sensibles, regard dont le redoublement, je ne peux voir sans voir que je vois, serait constitutif du soi (que Coste traduit par le moi), invente le représentationalisme qui va parasiter la pensée jusqu’à aujourd’hui. ne sera connue que très lentement. La démonstration de Peirce est simple : nous n’avons aucun pouvoir de penser sans signes et tout signe renvoie à un autre signe qui en est l’interprétant et ainsi de suite, de sorte que toute signification est toujours après-coup et que toute énonciation est toujours dialogique : elle s’adresse toujours à un autre susceptible de me dire ce que je lui dis en m’interpellant sur ce que je fais, c’est-à-dire sur ce qui s’ensuit de ce que je parle. Si je vous dis : « Il pleut ! », c’est que je dispose de critères externes pour le dire et qu’il suit de ce que je dis que je prenne mon parapluie en sortant dans la rue ou que j’attends de mon information que vous preniez votre parapluie pour sortir dans la rue. Et même si cet énoncé n’est qu’un mot de passe que je diffuse à Radio Londres, il s’ensuit néanmoins que les FFI de Limoges vont prendre position pour libérer leur ville, etc. Je parle ou écris en écho à une parole ou à un écrit entendu ou lu (voir la pluie qui tombe, c’est un signe) et j’adresse ce que je dis ou écris à un autre qui m’en précisera la signification. Si je vous dis : « Il pleut ! » et que vous sortiez sans votre parapluie, je ne pourrai qu’en conclure que ce que je dis ne veut rien dire ou que vous avez commis un acte manqué.
L’histoire a donc attribué à Frege (qui était en relation avec Peirce) cette sortie du représentationalisme avec la publication en 1892 de Sinn und Bedeutung. :
le rapport du contexte interne à l’énoncé (Zusammenhang) : les termes de cet énoncé (je, aimer, Vénus) ne prennent leur sens que dans leur articulation au sein de l’énoncé ;
le rapport de la référence (Bedeutung) où l’énoncé renvoie à un objet réel ou virtuel du monde : la planète Vénus ou la déesse Vénus.
le rapport du sens (Sinn) qui ne renvoie à rien d’intra-mental, mais à un dehors partagé par la communauté des locuteurs (le fameux troisième monde) et qui égale le mode de donation de la référence, la manière dont elle est perçue : ainsi, lorsque je vous dis que je vois l’étoile du matin ou l’étoile du soir : je vois alors la planète Vénus (référence) sous la description d’étoile du matin ou sous la description d’étoile du soir selon les circonstances, mais ces deux descriptions sont des usages multiséculaires.
le rapport de coloration (Färbung) ou d’éclairage (Beleuchtung) qui précise la note singulière que le locuteur ajoute : ainsi sa prosodie, sa gestuelle, sa rhétorique, etc.
Ce que Frege montre, c’est que la signification transcende en grande partie la singularité des locuteurs sans pour autant qu’il soit fait appel à un a priori mentaliste ou à un réalisme platonicien : le caractère intuitif de la connaissance eidétique n’implique aucun caractère mondain de sa réalité ; en gros, que je puisse anticiper que lorsque je demande une ficelle à ma boulangère, elle va me donner du pain et non une corde, ne s’ensuit pas que la notion « pain fantaisie très mince » existe au même titre que les clés que j’ai dans la poche : elle existe comme énoncé possible dans ces circonstances comme en témoigne la situation contrefactuelle où je retrouve ma boulangère dans la boutique de son mari, une droguerie, et où je lui adresse le même énoncé : « Je vous demande une ficelle » et où elle me donne alors une corde.
En un mot, la signification d’un énoncé est liée au locuteur comme aux circonstances, elle est contextuelle : c’est le contexte qui dit ce que dit l’énoncé. Si, lorsque je dis à ma boulangère dans la boutique de son mari : « Je voudrais une ficelle », je m’attends à ce qu’elle me donne une corde, il se peut que Jean, associant la boulangère à son mari, en lui disant, alors qu’il se trouve avec elle dans sa boulangerie : « Je voudrais une ficelle », s’attende à ce qu’elle lui donne une corde et non un pain fantaisie. Bref, une chose est la somme des emplois possibles d’un mot tels qu’ils sont répertoriés dans le dictionnaire, une autre la signification contextuelle d’un énoncé effectif.
Le troisième auteur convoqué, et non des moindres, est Freud.
Dès les Études sur l’hystérie, Freud prend la mesure de la réalité du fantasme comme s’égalant à ce qui a été vu et entendu, donc à des énoncés perçus dans un contexte précis.
Prenons le célèbre énoncé : « glance at the nose » exprimé à l’impératif par la nurse du patient de Freud transposé par homophonie dans la langue allemande en « Glanz auf der Nase ». Qu’est-ce qui est dit ? Qu’une certaine phrase prononcée par la nurse anglaise : un regard sur le nez, avait deux effets sur la détermination de la sexualité du patient, l’un portant sur l’élection du référent lié directement à la structure phonématique de la phrase métamorphosée par son homophonie en allemand : un brillant sur le nez, l’autre, et le plus important, portant sur le contexte de l’élection de ce référent : ce patient exigeait que ses partenaires aient un certain brillant sur le nez afin d’être en état d’accomplir l’acte charnel., lorsque ce mot est employé dans des circonstances où il désigne une teinture, contient la notion d’étendue puisqu’aucune observation depuis la nuit des temps n’a rapporté la perception d’une peinture sans surface ; en un mot, la signification du mot « couleur » égale l’énoncé : « teinture d’une surface » ou : « effet de l’interaction entre la lumière et une surface ».
Nulle nécessité donc de privilégier cette morphologie eidétique a priori ; les usages suffisent pour nous dire les significations de nos énoncés.
Bien sûr, la perception n’attend pas le langage linguistique pour fonctionner et à tout le moins les animaux perçoivent, à ceci près que le traitement neurologique de la perception se limite à des informations de contrastes : de formes, de teintes et de déplacements dans le champ visuel, de sons, de tons et de temporalités dans le champ auditif, d’odeurs, de saveurs et de textures dans les champ de l’olfaction, du goût et du toucher, auxquels sont associés des significations objectales et indicielles : objectales, car, comme Husserl le note avec son concept d’intuition catégoriale, nous voyons d’emblée des objets (les nouveau-nés, les sourds-muets et mon chat en témoignent) et indicielles, car, à ces objets sont associés des valeurs, et là on peut reprendre Hume, d’agréable et de désagréable qui engendrent des passions d’attirance et de répulsion, d’espoir et de crainte, valeurs qui nous viennent pour la plupart du dehors, y compris chez les animaux.
La signification n’est donc pas en dedans, déposée au creux d’un ego monadique clos sur lui-même, mais dehors, égale aux énoncés que nous percevons, car la signification n’est pas non plus une réalité distincte de nos énoncés, mais ce que l’usage de ces énoncés dans les circonstances de leur emploi dit et suscite, car elle n’est pas qu’informative, elle est aussi prescriptive : elle détermine nos actions ainsi que le montre le patient de Freud ou ainsi que le montre la vie ordinaire où lorsque je vois la couleur rouge du feu de croisement, je ne vois pas que « rouge », je lis « arrête-toi ! » et je m’arrête sans réfléchir.
Mais surtout, je ne peux voir la couleur « rouge » du feu de croisement que si je dispose du mot « rouge » et bien sûr du concept « rouge » ; or, si je peux désigner la couleur de cet objet en employant des mots synonymes : amarante, garance, grenat, carmin, etc., je constitue aussi le concept de la couleur de cet objet en employant des mots car le concept est la somme des prédicats susceptibles de dire les qualités de l’objet, ce qu’on appelle son intension, et seuls les mots du langage ordinaire, en rendant compte de l’expérience des générations qui m’ont précédé comme de l’expérience de ma génération, peuvent dire ces prédicats. Sans les mots, nous ne pourrions pas dire les choses (effectives ou virtuelles) comme nous ne pourrions pas disposer de leur concept ; c’est toute l’illusion du cognitivisme contemporain que d’imaginer rendre compte de la désignation et de l’intension par le seul pouvoir des neurones : jusqu’à preuve du contraire, mon chat, que j’adore, ne dispose pas de la capacité de désigner nominalement ses croquettes, même s’il en a la capacité ostensive (il me montre avec sa tête où se trouvent ses croquettes et parmi ses croquettes, celles qu’il souhaite en cet instant) comme il ne dispose pas de la capacité d’en élaborer le concept : il dispose, comme les sourds-muets, de leur seule signification objectale et indicielle lui permettant de les distinguer comme objet doté des valeurs « agréable » et « attirant ».
Husserl, en se refusant de faire confiance au langage ordinaire ne voit pas que celui-ci suffit pour assurer ce qu’on appelle la signification qui n’est ainsi qu’un mythe comme le dira Wittgenstein puis Quine, mythe issu de notre obstination à séparer la signification du langage : la notion « pain fantaisie très mince » est, tout bien considéré, un énoncé du langage ordinaire. Bref, Husserl, en affirmant la réalité d’unités de sens (les noèmes) existant en dehors de la sphère linguistique, répète une décision métaphysique majeure qui traverse toute l’histoire des idées et qui confère un fondement a priorique au langage au cœur de l’ego, mais qui nous détourne de l’effectivité du langage et de la pensée qui est au-dehors.
Cette conception de la signification fut aussi celle de Heidegger : « Aux significations, écrit-il, viennent se greffer des mots, Den Bedeutungen wachsen Worte zu ». : après avoir raconté à Freud son rêve où elle se voit contrainte de ne pouvoir donner un dîner car il ne lui reste pour provision qu’un peu de saumon fumé, elle lui dit qu’une amie, la veille, lui a suggéré de l’inviter à dîner car, lui a-t-elle dit : « On mange si bien chez toi ». Or, cette amie, très mince et qui adore le saumon, plaît à son mari qui pourtant n’aime que les grosses. Il y a donc le saumon, objet du désir de l’amie, l’amie comme objet éventuel du désir du mari si cette dernière devient grasse et la diète comme objet du désir du mari qui souhaite maigrir. Que met en scène le rêve ? Le rêve met en scène la signification des énoncés perçus du désir du mari.
Ensuite, qu’est-ce qu’un oubli ? Prenons celui de Freud lorsqu’il se promène en Bosnie-Herzégovine et qu’il s’apprête à rapporter à son compagnon de voyage deux propos sur les mœurs de ses habitants que lui a tenu un de ses amis médecin dans ce pays. Le premier : que ces gens sont fatalistes devant la mort, mais Freud ne dit pas le second, il le retient : que ces gens accordent une grande importance à la jouissance sexuelle. Puis la conversation se poursuit entre nos deux voyageurs et Freud en vient à évoquer les fresques d’Orvieto évoquant la Fin du monde et le Jugement dernier, mais alors qu’il souhaite dire le nom du peintre, celui-ci lui reste sur le bout de la langue et lui vient à la place le nom de deux peintres, celui de l’exaltation de la sensualité, Botticelli, le peintre de Vénus et de Simonetta Vespucci, et celui de l’exaltation de la maternité, Boltraffio. Il y a donc le compagnon de voyage qui suscite l’énonciation de Freud suggérée par les circonstances (la Bosnie et ses habitants) et consistant dans l’évocation des propos d’un ami médecin dont une partie est tue, et alors que Freud poursuit en demandant à son compagnon s’il a été à Orvieto et vu les fameuses fresques de… le nom de l’artiste lui reste sur le bout de la langue et c’est Vénus et la madone qui surgit !
Enfin, qu’est-ce qu’un symptôme ? Que dit à Freud Elisabeth V.R. en lui parlant des circonstances de survenue de son astasie ? Que son père lui avait dit qu’elle devait rester auprès de lui pour remplacer le fils qu’il n’avait pas eu, c’est-à-dire rester célibataire : allein-stehen, seul debout.
L’Inconscient est l’effet de propos entendus dont la signification, liée aux circonstances, est indicible au regard des usages : la bouchère ne peut pas dire à son amie qu’elle lui refuse le statut d’objet du désir de son mari, Freud ne peut pas dire à son compagnon de voyage les mœurs sexuelles des Turcs, Élisabeth ne peut pas dire que son père veut la garder pour lui.
C’est ce pouvoir du langage que montrent les analyses de Austin. Qu’il s’agisse du pouvoir illocutoire ou performatif du langage, mais aussi du pouvoir perlocutoire du langage : l’énoncé de l’Autre parental a le pouvoir de faire exister l’enfant auquel il est adressé comme il a le pouvoir d’ordonner les conduites de ce dernier, c’est ce que Freud appelle le fantasme.
Mais, que veuillé-je dire quand je parle, avec Austin, de force illocutoire et perlocutoire ? Que le pouvoir du langage excède sa fonction descriptive, qu’il a avant tout une fonction pragmatique comme l’illustrent la promesse, la nomination ou le baptême, l’ordre, le legs, le pari, etc., mais aussi la description de cela seul de son statut d’affirmation : une chose est de dire : « le chat est sur le paillasson », une autre (qu’il s’avère) que le chat est (effectivement) sur le paillasson ; dans le second cas, le locuteur engage sa parole.
La promesse, par exemple, réalise ce que dit l’énoncé, sous réserve que le locuteur ait l’autorité reconnue par l’auditeur pour la dire et que le contexte se prête à cette énonciation ; la promesse ne se limite pas au fait de dire comme elle ne s’égale pas à une opération mentale ; elle est une énonciation qui s’impose dans un contexte et qui ajoute un « objet » à l’état du monde : elle ne décrit pas, elle fait.
Semblablement pour le baptême. Quand une mère z nomme son fils x du nom de y, son énoncé y ne se limite pas à sa signification : il y a un x qui s’appelle y, comme il ne s’égale pas à une opération mentale : il y aurait dans la « tête » de z un état mental égalant la décision de nommer x du nom de y, il ajoute un « objet » y à l’état du monde, il y opère un engagement ontologique dans un contexte précis : il y a une mère, un enfant, un employé de mairie, ce dernier reconnaissant l’autorité de la mère à nommer l’enfant.
Si la mère n’est pas la mère mais une usurpatrice, si l’employé de mairie dénie à la mère son autorité ou oublie de dresser l’acte de naissance, etc., il y a échec de la nomination et x n’advient pas au titre de y dans le monde.. « Les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ».
Non seulement nous sommes tissés sur le langage, mais celui-ci est au-dehors et nous n’en sommes que l’effet.C’est dire que nous ne rejoignons pas le contraste entre Lacan…