Si la psychanalyse est une pratique, l’histoire du mot « psychanalyse » en porte témoignage puisqu’il fut inventé en 1896 à cette fin, quand la théoriedégagée de cette pratique prit dès la même année le nom de métapsychologie, elle est une pratique de l’expérience du cas, de la singularité d’une énonciation, donc une pratique qui fait objection à ce que Wittgenstein dénonce comme le travers le plus commun : la soif de généralité (nous sommes assoiffés de généralité, écrit-il) à un refus d’un devenir sexuel (« Mère, je t’assure de mon dégoût de toute ingestion ») ; 2/ l’expression d’un doute obsessionnel sur ce qui conviendrait (« Je jeûne, écrit Kafka, car je n’ai pas su trouver l’aliment qui plairait) ; 3/ la manifestation d’une crainte phobique liée à une menace dont l’aliment serait l’indice ; 4/ l’exposition d’une persécution paranoïaque, etc., invenio : il y aurait une capacité à trouver, à découvrir, ce qui excède la généralité, ce qui vaut pour tous ou pour quelques-uns, c’est-à-dire ce qui excède le carré logique mais : « Adieu ! », avec un ton qui exclut tout retour possible si l’enfant se risque à partir, à arrêter de faire jouir sa mère, du moins c’est ce que comprend Hans, la signification effective d’un énoncé, nous a appris Peirce, étant fournie par ses effets) dit quand la mère (comme Autre) est ravie, mécontente, permet, interdit, attend, se sent lasse, promet, dissuade : il catégorise axiologiquement les actions du nouveau-né, mais aussi les choses et les personnes offertes à son investigation : le nouveau-né tète le sein non dans la visée de sa réplétion, mais dans celle de la mère : sa réplétion est la satiété de sa mère ; qu’il prenne trop ou pas assez le sein n’est point qu’il serait boulimique ou anorexique mais qu’il répond ainsi à la demande de sa mère : qu’elle est rassurée que son nouveau-né mange un peu plus ou pas trop.
Toutefois, ce langage idiolectal émotionnel maternel assure aussi en sus de l’apprentissage des attentes maternelles l’apprentissage des règles d’usage partagées par la communauté (que Lacan appelle le « symbolique »), à commencer par celle de la pudeur dont le non-respect engendre la honte : il y a ce qui se fait et ce qui ne se fait pas sur le plan de la sphère orale, urétrale, anale, génitale : comment on se montre ou non à l’Autre en train de manger, de pisser, de chier, de se masturber, nu ou pas nu, partageant ou non la couche maternelle, ouvert ou non vers une altérité sexuelle, etc.
C’est cet apprentissage des règles d’usage qui fait limite ou non aux attentes maternelles et qui décline ou non un devenir névrotique, pervers ou psychotique : 1/ qu’il y ait limite aux attentes et nous voilà dans le champ de la névrose ; 2/ qu’il y ait promotion du nouveau-né comme agent absolu de la jouissance maternelle et nous voilà dans le champ de la perversion ou 3/ qu’il y ait réduction du nouveau-né au rang d’objet partiel engagé dans la satisfaction de cette attente et ne pouvant accéder au rang de sujet qu’à travers le délire et nous voilà dans le champ de la psychose.
Il y va bien sûr de l’ambition du désir maternel trouvant ou non hors de la jouissance du nouveau-né la matière de sa satisfaction mais il y va aussi de l’évolution des usages : l’élection du nouveau-né comme « enfant désiré ou voulu » au rang de norme depuis la fin du XVIIIe siècle en a transformé le statut phallique dans les sociétés occidentales avec pour effet une double valence l’une vers la promotion perverse l’autre vers la réduction objectale : c’est depuis le début du XIXe siècle qu’on assiste à une montée exponentielle des crimes pervers comme au remplissement exponentiel des asiles d’aliénés.
Quoi qu’il en soit, chaque analysant exprime dans ses symptômes les aléas de cette demande de l’Autre maternel qui signent la singularité que l’analyste a à entendre.
L’inconscient freudien est le nom de cette région de réalité où sont en dépôt ces aléas de la demande de l’Autre maternel et que Freud délimite au printemps 1895 en évoquant les motifs cachés, il ajoute : inconscients, G.W., I, Frankfurt am…, à l’origine des symptômes de ses analysants.
Or cette région surgit au fil de l’énonciation de l’analysant : non ce lapsus, mais la manière de le dire dans le contexte où il est dit : ce président de chambre annonçant à l’orée de la session parlementaire que la séance est close ; non cet oubli, mais la manière dont il surgit dans son contexte : l’oubli du nom de l’auteur de fresques d’Orvieto au cours d’une banale conversation sur les mœurs sexuelles des Turcs lors d’une promenade en Bosnie ; non ces idées qui surgissent à l’improviste, die Einfälle, mais la manière dont elles apparaissent dans le contexte : l’obligation de mettre un brillant sur le nez à sa petite amie lorsqu’on la rejoint au lit.
Ce n’est donc pas tant l’énoncé formulé par l’analysant qui importe que ce qui vient parasiter sa signification communément partagée et lui donner une couleur singulière : prosodie en excès ou en défaut, choix du vocabulaire, constructions syntaxiques aberrantes, lapsus, oubli, etc.
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Ainsi, pour Lucien, ce qu’il y avait à entendre, ce n’était pas la description de cette scène : à chaque départ de son appartement, il vérifiait trois fois si la porte était bien fermée, c’était sa manière de dire cette scène, de dire ce triple retour où Lucien, bizarrement agacé, presque délicieusement agacé, accomplissait ce rite dont il n’avait rien pu dire de plus jusqu’à ce que l’analyste lui en pointasse par une scansion l’exquisité ; alors, il avait pu ajouter que sa mère ne supportait pas ses départs enfant pour l’école. Brusquement, Lucien entendit combien ce rite venait répondre à la demande de cette mère pour en soulager la souffrance et combien ce rite venait convoquer sa jouissance à lui : qu’il fût agacé de faire cette vérification, surtout lorsqu’il y avait des témoins, son épouse en particulier, n’enlevait rien au délice du rite où il communiait secrètement avec sa mère – qui pourtant était décédée depuis longtemps.
Ainsi, pour Emmanuel, ce qu’il y avait à entendre, ce n’était pas le simple énoncé d’un constat : comme à chaque fois, il avait dû se résoudre à quitter sa nouvelle compagne qui ne faisait pas plus que les précédentes l’affaire, c’était non seulement la manière discrètement amusée de le dire, mais la conséquence qui en découlait : il avait réaménagé chez sa mère, ce qu’Emmanuel présentait comme légitime avec une voix tout à la fois lugubre et savoureuse, comme une issue inexorable et néanmoins plaisante : « Malgré tout, ajouta-t-il, je m’entends bien avec elle. »« Malgré tout, répliquais-je ? » et j’arrêtais la séance. Au rendez-vous suivant, il fit part de l’abîme qui s’était depuis ouvert devant lui : qui était-il à part d’être l’objet de sa mère ? Même sa profession – il était journaliste –, même son travail créatif – il écrivait des romans qui commençaient à avoir un succès d’estime –, répondaient aux attentes anciennes de sa mère. Mais, ce rapport s’étendait à tous les aspects de la vie : sa manière de manger, de se vêtir, etc.
À l’été 1898, à la suite de sa lecture de T. Lipps à cette région de réalité : il ne s’agit plus d’un emploi adjectival, mais substantivé du mot qui renvoie à une thèse psychologique basée sur le pouvoir à distance de « représentations » : on n’est plus du tout dans le cadre de la thèse neurologique de l’Esquisse.
Toutefois, Lipps ne donnait aucune description de ce pouvoir à distance qui pour le moins restait mystérieux et c’est pour tenter de l’éclairer que Freud forge en 1904 le concept de pulsion dont il emprunte le terme à la tradition idéaliste allemande mais en en détournant le sens : là où la pulsion était pour cette tradition (Leibniz, Wolff, Fichte, etc.) le principe moteur de l’agir, la loi des changements des états de la monade à l’exemple de la gravité pour les planètes ainsi que Humboldt le précise : « L’individualité d’un homme, écrit-il, ne fait qu’un avec sa pulsion (Trieb)… La liberté ne modifie ni la pulsion ni ce qui est la même chose : le caractère, le concept de pulsion freudien dit l’articulation observée dans l’expérience clinique entre les singularités de l’agir actuel et les conditions originaires de la satisfaction des besoins physiologiques organisées par la demande maternelle comme le précise explicitement le § 5 du troisième Essai sur la théorie sexuelle.
Toutefois, Freud, lors de la rédaction de l’article de 1915, « Pulsions et destins des pulsions », renoue avec la tradition idéaliste et introduit une confusion que des générations de psychanalystes auront du mal à lever puisqu’il faudra attendre le séminaire de Lacan du 18 novembre 1975 pour qu’elle le soit : la pulsion (est une manière de nommer) l’écho dans le corps d’un dire.
L’activité charnelle est l’expression subreptice de la demande de l’Autre maternel : la manière de manger, d’uriner, de déféquer, de se tenir, de se mouvoir, de caresser, de faire l’amour, de choisir son partenaire, exprime l’attente maternelle ; ainsi, pour Lucien, le surgissement inopiné de cette demande dans ce moment banal où il ferme la porte de son appartement et où s’éloignant avec son épouse vers l’ascenseur, il revient trois fois sur ses pas vérifier si la porte est bien fermée ; ainsi pour Emmanuel, le surgissement inopiné de cette demande dans ce moment où sa maîtresse envisage un devenir patent à leur relation et le voilà pris de vertiges.
La connaissance pratique qu’exerce spontanément notre corps et qui expose nos habitudes acquises prend ainsi ses conditions auprès de la demande maternelle : elle n’est pas l’effet de l’apprentissage d’une connaissance théorique qui nous aurait été dispensée par une mère idéale ou qui nous aurait été fournie par la magie de la transmission génétique, deux hypothèses qui se heurtent à leur impossibilité logique.
Le concept de mère idéale se heurte à l’objection de l’argument du troisième homme d’Aristote : si une mère réelle est idéale parce qu’elle participe au concept de mère idéale, un deuxième concept de mère idéale est nécessaire pour montrer l’égalité de cette mère réelle idéale avec le concept de mère idéale, et ainsi de suite.
La magie de la transmission génétique se heurte à l’objection du carburateur de Putnam : si le cerveau humain dispose depuis l’origine des temps de toutes les expériences que nous pourrions faire, un Romain sous Auguste disposait donc déjà du concept de carburateur quand bien même il n’avait aucune chance de rencontrer un moteur à explosion.
L’attention du psychanalyste ne porte donc pas sur le symptôme comme réalité abstraite des circonstances et de la singularité de sa manifestation, absolutisation du symptôme qui est au ressort des théories psychologiques et psychiatriques idéalistes comme de certains courants de la psychanalyse où l’on se suffit de l’énoncé de la typicité du symptôme : Lucien présentait un trouble obsessionnel compulsif ; l’attention du psychanalyste porte sur les modalités du surgissement du symptôme comme sur le contexte de son surgissement : Lucien, chaque fois qu’il quittait son appartement et en fermait la porte d’entrée, revenait sur ses pas délicieusement agacé vérifier si la porte était bien fermée.
Ce n’est donc pas le symptôme dans son objectivité abstraite qui est à retenir : un trouble obsessionnel compulsif – vérifier si la porte est fermée –, mais ce qui dans l’agir du symptôme se montre de la demande maternelle qui institue le sujet de cet agir : l’exquisité dont Lucien faisait montre lorsqu’il évoquait son rituel, exquisité dont il put repérer le surgissement dans d’autres situations : lorsqu’il déchaussait/rechaussait trois fois son épouse avant de passer au lit avec elle.
L’importance de ce saisissement de la singularité du symptôme où se montre la demande maternelle se mesure à ses effets : comment faire cesser une demande de l’Autre maternel qui est la raison d’agir du symptôme quand une correction du symptôme qui ne passerait pas par la levée de cette demande ferait le lit d’une manifestation nouvelle du symptôme : votre analysant ne vérifierait plus si la porte est bien fermée, mais resterait cloué au lit, une fibromyalgie par exemple, afin de ne point abandonner sa mère.
Il y a là tout l’écart entre la pratique de la psychanalyse et n’importe quelle psychothérapie où le symptôme relève d’une herméneutique : le TOC (vérifier si la porte est bien fermée) y est mis à l’épreuve de la rééducation d’un apprentissage supposé défectueux (TCC), d’un reformatage de l’action auprès d’un modèle valorisant (PNL), d’un rappel répété pour en effacer par suggestion la coloration émotionnelle (EMDR), d’une mobilisation de la fixation supposée à un stade archaïque de la maturation pulsionnelle (néofreudisme), d’un dépassement de la fixation à la figure du Père imaginaire (néolacanisme), etc. qui toutes répondent à la singularité de l’attente maternelle.
L’orientation sexuée ne relève ni d’une constitution innée ni d’une construction sociale, mais du mode de jouissance imposé au nourrisson par sa mère et qui demeure malgré les aléas du schème œdipien et de ses remaniements à la puberté comme malgré l’impact des règles sociétales : il n’est pas plus « naturel » d’être « hétérosexuel » qu’« homosexuel », quand bien même les sociétés imposent la première orientation comme règle publique pour faciliter la reproduction.
Quant à dire à quel mode d’attente répond l’orientation hétérosexuelle ou homosexuelle, il y va à chaque fois de la singularité d’une demande qui ne peut nullement être catégorisée et dont le pouvoir performatif est illustré à l’excès par l’orientation transsexuelle où l’identité sexuelle subjective attendue par la mère s’impose à l’identité sexuelle biologique du sujet.
On mesure ici la force de l’implémentation de cette attente maternelle qui détermine l’orientation sexuelle et qui fait que celle-ci est rarement un symptôme, au point que si la cure analytique suspend la performativité de la demande maternelle, il ne s’ensuit nullement qu’elle modifie radicalement l’habitude que cette demande a instituée : la singularité du sujet subsiste comme la singularité des paysages dessinée par l’érosion subsiste même après que celle-ci se soit estompée : la Crau subsiste quand bien même le lit de la Durance s’est détourné, mais l’on peut désormais y cultiver de flamboyants vergers.
Lucien ne revient plus systématiquement sur ses pas vérifier si la porte est bien fermée, mais à l’occasion il y revient presque par jeu, comme il arrive désormais sans difficulté à faire l’amour avec son épouse sans le préalable obligé du rituel des chaussures, même si à l’occasion il s’y prête presque par jeu.
Relever le défi que nous a laissé Freud revient donc à élever cette pratique qu’il nous a léguée à la hauteur de sa scientificité afin de dénoncer l’imposture des psychothérapies qui depuis l’hypnose de Mesmer jusqu’aux TCC d’Ellis et Beck en passant par le conditionnement opérant de Skinner ont pour vocation le dressage de l’individu souffrant à la légalité des usages sociétaux – idéal, dois-je le rappeler, auquel se risquent les psychanalystes néofreudiens et néolacaniens quand ils érigent le schème œdipien au rang de modèle et donc de norme.
Que Freud ait montré que les enjeux de la jouissance du couple parental se substituent à ceux de la jouissance maternelle n’a jamais signifié que ces derniers en étaient mis hors jeu, bien au contraire, car ils se glissent subrepticement dans les interstices des premiers, comme je l’ai rappelé à propos de l’Homme aux ratsoù la dette du père à régler revient à élever ce père indigent au rang de père susceptible de mettre une limite aux attentes maternelles.
Mais surtout le schème œdipien n’est pas pour Freud une norme, mais un moment logique à l’œuvre dès l’interpellation du nouveau-né par sa mère : dès que celle-ci interpelle son nouveau-né, elle constitue avec lui un ensemble, d’où il suit qu’aussitôt un autre élément qu’eux deux est supposé, interne et externe à la fois, pour assurer la consistance de cet ensemble où ils sont tous deux distingués.
Quand je mets deux oranges sur la table, l’ensemble de ces deux oranges suppose pour sa consistance le concept d’orange qui me permet de dire : il y a un ensemble de deux oranges.
C’est l’énoncé de ce que Lacan appelle le Nom du Père et qui reprend dans ses attendus l’énoncé du théorème de Cantor ou du paradoxe de Russell : un x est supposé en excès et inclus à tout ensemble comme condition de sa consistance ; c’est la raison des concepts d’autorité (et non de pouvoir) et de sacré (et non de religion) qui gouvernent toute société humaine, et autant nulle société ne peut en faire l’économie sauf à faire l’expérience de sa dislocation par le surgissement dans le réel d’une folie destructrice, autant nulle réalité psychique ne peut en faire semblablement l’économie sauf à faire aussi l’expérience de sa dislocation, d’où, pour éviter celle-ci, le surgissement de suppléances, appelées par Lacansinthome, sous les traits d’un agir créatif incessant, ainsi cette thèse de doctorat que Lucien ne cessait pas de ne pas écrire : il ne pouvait la terminer sous peine de se disloquer, et c’est au prix de la mise en route d’un autre agir, opportunément proposé par un éditeur : assurer la traduction du latin d’un auteur du Moyen Âge, il y en avait pour des années et il en était fort heureux, qu’il put terminer sa thèse.
Quand je parle, de dire je implique qu’il y ait un tu en sus de tous mes interlocuteurs qui assure la consistance de ce que je dis. Quand le président de la République commande, son ordre implique une autorité transcendante (le Peuple souverain) qui légitime son pouvoir. Quand la mère interpelle avec son regard ébloui et sa mimique transfigurée son nouveau-né, son interpellation implique (le plus souvent) une autorité qui légitime son regard et sa mimique comme appropriés : toute mère, sauf cas d’espèce, escompte qu’elle sera validée comme bonne mère par cette autorité supposée (la société, sa propre mère, ses copines, le père de l’enfant, etc.).
C’est le défaut partiel (ou complet) de l’instauration cette instance tierce qui oblige à la constitution de sa suppléance par le biais du sinthome qui peut prendre mille formes : une profession encadrée – ainsi une carrière de fonctionnaire –, la passion amoureuse – ainsi ces hommes et ces femmes qui ne peuvent qu’être énamourés quand bien même l’objet élu ne suscite nul désir (ces hommes et ces femmes énamourés n’ont aucun désir pour la personne aimée) –, un hobby, etc. Rappelons que hobby vient du vieux français hobin, de hober, bouger, trotter, qui a donné dada, en anglais hobby-horse, passe-temps : nous ne pourrions vivre sans un passe-temps, sans un agir nous permettant de passer le temps. Ainsi les collectionneurs (on ne peut imaginer à quel point il y a des collectionneurs de n’importe quoi, vieilles voitures, timbres-poste, journal Le Monde, immondices en tous genres, etc.), les écrivains en herbe (les éditeurs reçoivent plus de 100 000 manuscrits par an seulement en France), les sportifs du dimanche (ce qu’on appelle les supporters), etc., et bien sûr les délires en tous genres : tout délire schizophrénique ou paranoïaque fait appel à un Autre (Dieu ou démon, persécuteur ou ravisseur) qui répare l’absence de cet Autre dans la demande maternelle.
Si l’enfant existe au départ comme objet de la demande de l’Autre maternel où il est alors la somme de fonctions partielles organisées par la jouissance maternelle instruisant ainsi sa connaissance pratique, il existe aussi au départ, sauf cas d’espèce, comme supposé sujet par le désir de l’Autre maternel du simple fait qu’il est ainsi interpellé et souvent même avant sa conception, Psychologie clinique,… : il y a une antériorité logique de l’appel de l’Autre maternel à l’expression du sujet qui en manifeste la réponse est comme tout concept une fonction qui, précise Frege, admet une ou plusieurs variables ou arguments lui donnant une valeur de vérité (la boîte de couleurs de la mère de Matisse, le piano de Moscheles pour la mère de Schumann, la vie adultère de la mère de Juliette Récamier avec celui qui fut le mari et sûrement le père de celle-ci, etc.), mais qui implique que la détermination de son extension (sa Vertretung) soit a minimadéfinie : il y a un père qui, si besoin, a à être suppléé : l’intension d’un concept, ici les diverses variables du « désir de la mère », n’est pas séparable de la définition du champ de son extension, dans Écrits logiques et….
Quelles que soient les variables qui captivent le désir de la mère et qui la font exister comme désirante, elles supposent les coordonnées de leur expression, un père dans nos civilisations, un oncle maternel chez les Mélanésiens des îles Trobriand, définies comme la condition du champ de l’extension de ce désir maternel. L’absence de cette définition du champ de l’extension convoque la nécessité de sa suppléance : Dieu, le savoir, l’amour, l’art, le sport, la patrie, etc.
Si le champ de l’extension d’un concept n’est pas a minima défini, les variables qui définissent son intension demeurent suspendues dans les airs ; or, pour que la « boîte de couleurs » de la mère de Matisse fût un argument de son désir et donc une de ses valeurs de vérité, il importait que cette « boîte de couleurs » ait été un événement réel (la mère jouissait de manipuler cette boîte de couleur) dans un monde dont l’extension fût définie, en l’occurrence ici la boutique du père. Mais, que cette extension ne fût pas définie, ainsi pour Flaubert dont la mère était close sur ses affres, et il importait d’élever à la dignité de suppléance un agir : ce fut ici l’écriture besogneuse, presque souffreteuse, de l’auteur deMadame Bovary.
Peirce fait état de la même implication : si l’enfant est un signe pour le désir de l’Autre maternel, cette secondéité (il existe un enfant pour le désir de la mère) présuppose une tiercéité (il existe un enfant pour une mère qui est aussi une femme dotée d’un désir de femme), etc.
Que Freud ait saisi la nécessité logique de cette implication par le mythe du « père originaire » (Totem et tabou) et le mythe du législateur (Moïse et le monothéisme) et Lacan par les concepts du « nom du père », des « noms du père » puis du « sinthome », montre simplement son inscription grammaticale : sauf cas d’espèce, une mère est d’abord une femme qui a été préalablement une fille venue au monde par la conjonction d’une mère et d’un père qui eux-mêmes étaient préalablement une femme et un homme, etc., à ceci près qu’avant Freud et Lacan cette nécessité n’avait pas été saisie et qu’une supposée constitution originaireétait affirmée pour expliquer la singularité de chacun – affirmation toujours à l’œuvre dans la tradition phénoménologique tant husserlienne que heideggérienne (c’est en cela qu’aucune proximité n’est à envisager entre la psychanalyse et cette tradition, La clinique… ».
C’est ce passage de la demande au désir qui est la visée de la cure psychanalytique et qui requiert ce que met en jeu le concept de « castration » : de passer d’un statut de primus inter pares imaginaire à celui d’un unus inter pares symbolique.
Toutefois, le défi de ce passage laissé par Freud a à être précisé avec les outils conceptuels de notre époque, car Freud et même Lacan nous ont laissé des propositions souvent énigmatiques qu’il nous appartient d’élucider et de mesurer à l’aune de la pratique. Car, qui dit singularité dit, par définition, saisie réduite à son intuition. Or comment saisir par un concept ce qui serait singulier ?
S’il n’y a nul concept dont l’extension se résume au cas, c’est que nous ne pourrions en formuler l’intension qui serait alors infinie, puisque l’extension et l’intension d’un concept sont en rapport inverse. D’où il suit que la saisie d’un événement singulier ne relève pas d’un concept, mais d’une intuition.
Ce problème logique a été tranché par Bolzano : la saisie d’un événement, d’un cas, par principe simple et singulier, ainsi la signification singulière du râle d’un patient en cet instant t ou de la note do jouée en cet instant t’, relève d’une intuition et nullement d’un concept, quand bien même la signification partagée de ces deux événements est simultanément disponible : c’est un râle, c’est la note do. En un mot, le psychanalyste a son écoute également flottante arrêtée par des intuitions dont le passage au statut de concept réduirait la singularité et donc la vérité.
Pour autant, cet événement est réel, il n’est pas un phénomène qui attendrait sa norme d’un être qui serait au-delà : c’est pour éviter cette confusion que justement Lacan a introduit la catégorie du « réel » qu’occultait la tradition néofreudienne où tout événement devait se mesurer à une norme idéale : l’anorexie en soi, le caractère anal en soi, etc.
Ce qui est là développé est essentiel et concerne tant la cure avec les « névrosés » qu’avec les « psychotiques ».
. Commençons par une cure avec un « névrosé ». J’évoquais à l’instant le râle d’un analysant. Or ce râle avait eu un timbre, une intensité, une hauteur qui avaient aussitôt accroché mon écoute ; était-il rauque sourd, sibilant ? Je ne saurais le dire. En tout cas, sa signification se donnant dans ses effets, il s’avère que j’en arrête la séance. L’homme se lève, comme groggy, presque titubant. Je lui dis que je l’attends à 20 h, je souligne : vingt… heures. Dans l’instant où je le lui dis, j’entends ce que je lui dis : vain. Quelle heure était-il ? 9 h du matin environ. Il me regarde et me dit : « Une autre séance ? Aujourd’hui ? Mais, ajoute-t-il, je travaille… » Je réponds : « À tout à l’heure ! » Mon ton est doux mais impératif, sans concession.
Ce râle, qu’y ai-je entendu ? Quelque chose de déjà entendu. Une couleur mélancolique nette, couleur toutefois qui est la couleur constante du monde de ce patient. Simplement là, depuis le début de la séance, ce n’était que plages de longs silences entrecoupées de ce râle en dehors de l’évocation d’un rêve dont il n’avait exprimé que des bribes. Il s’agissait encore de sa mère, sa mère décédée alors qu’il avait 9 ans à la suite d’un second cancer du sein dans des conditions effroyables ; dans le rêve il remettait en scène une vision insupportable, sa mère pleurant, prostrée dans un fauteuil et répétant en boucle, se croyant seule, qu’elle ne voulait pas mourir, que tout était vain, et lui, jeune garçon, d’y assister et se sentant défaillir, absolument défaillir, s’effacer même de la scène dont il ne lui restait que les râles de sa mère, ces râles qui furent ses dernières manifestations dans les jours précédant sa mort étouffée.
Or, depuis des semaines, s’annonce une rupture irrémédiable, sa petite amie est nommée au Brésil et il ne peut l’y accompagner ; cette liaison n’est pas vraiment érotique, loin de là, elle est avant tout amoureuse, il s’est forgé entre eux une aliénation réciproque, sûrement plus nouée pour ce qui le concerne ; elle, elle part mais dans le cadre de son administration ; lui reste et, de plus, se retrouve en fin de contrat, pas tout de suite, mais cette fin est annoncée, même si on lui a dit qu’en principe un nouveau contrat devrait suivre, comme on avait dit à sa mère cinq ans après son premier cancer du sein qu’elle était guérie et, quelques mois plus tard, des ganglions étaient apparus à nouveau. Mais, ce râle, qu’y ai-je entendu ? Autant l’expression de sa réduction à sa dépendance à l’Autre que son appel à ce que je l’en délivre, je souligne : appel, car la lettre constituée par son râle était comme celui de sa mère une adresse à l’Autre incarné ici par l’analyste.
À 20 heures, il est là dans la salle d’attente et me regarde les yeux brillants ; je le fais entrer, il s’allonge. « Mon rêve m’a hanté toute la journée et son déroulement m’est revenu, me dit-il, et puis plein de choses s’y sont associées. Vais-je avoir du temps pour les dire, ajoute-t-il inquiet, suppliant ? Ma mère. J’y suis collé, depuis toujours… Jamais mon père… » Je ne le laisse pas poursuivre et arrête la séance.
. Poursuivons par une cure avec un « psychotique ». Il s’agit encore de râle, mais là du verbe, de l’insistance d’une mère à râler et qui était ainsi identifiée dans le discours de cette jeune patiente, assistante à la faculté de droit, qui s’était mise à fréquenter assidûment la Chapelle Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse et qui, petit à petit, avait transformé sa vie pour la rendre conforme au dénuement et à l’ascèse, au point assez vite de développer un délire sur la nécessité d’être la pauvre au milieu des pauvres dans l’attente d’être la nouvelle Catherine Labouré (je passe sur la force signifiante du patronyme) à laquelle la Vierge rendrait visite.
Son père, pourtant bon catholique, se précipita sur les conseils du médecin de famille pour la confier à un établissement de soins où on lui prescrivit des neuroleptiques mais sans que soit entendu son délire. Celui-ci, sous la pression de la chimie, s’estompa et la jeune fille fut invitée à reprendre sa vie d’avant. Puis étant redevenue raisonnable, le psychiatre jugea que l’on pouvait réduire la pharmacopée. Cependant celle-ci avait été comprise par cette jeune patiente comme l’instrument que le diable exerçait sur elle pour la détourner de sa voie. Par bonheur, elle put dire la chose à son confesseur qui me l’adressa sans tarder.
Or que me dit-elle ? Qu’elle avait été aspirée toute petite par l’attente de son père car sa mère était comme involutée depuis sa naissance, comme implosée : dès l’accouchement, sa mère avait fait une dépression du post-partum dont elle ne s’était jamais remise et elle ne sortait de l’appartement que pour aller à la messe. De sa mère, elle ne se souvenait que de sa voix en train de râler, non tant des mots dits que de la prosodie du râle : c’est cette prosodie qui l’accueillait chaque fois qu’elle pénétrait dans la chambre où cette mère se tenait prostrée depuis sa naissance ; jamais elle n’avait saisi le regard de cette mère la regardant, jamais elle n’avait été prise dans les bras de cette mère. Cette patiente s’était donc retrouvée dans l’obligation de distraire son père ; en particulier, elle se souvenait que, toute petite, elle l’accompagnait déjà lorsqu’il se rendait à la Chapelle de la Médaille Miraculeuse pour y faire des neuvaines dans l’espoir du rétablissement de son épouse.
Son père, à force d’invoquer la Vierge, avait installé celle-ci subrepticement comme l’Autre d’où procédait l’existence et surtout avait érigé Catherine Labouré comme le modèle auquel ma patiente devait s’identifier : c’est ce cadre qui lui avait permis de tenir jusqu’à une date récente et bien tenir puisqu’elle avait pu faire des études de droit et devenir assistante à la faculté.
C’était sans compter avec le réel. Car le délire avait surgi au moment où, sous la pression des usages et de son cercle d’amis, ma patiente s’était décidée à quitter le domicile parental pour prendre un petit appartement. Dans ce cercle d’amis, un garçon se montrait depuis longtemps assez pressant, mais elle avait toujours su avec zèle le maintenir à distance. Pourtant elle n’avait pu décliner son offre de l’aider pour le déménagement et il devait être là lorsque le matelas qu’elle avait commandé devait lui être livré : de se retrouver seule avec lui au moment où le matelas arriverait dans sa chambre à coucher était une impossibilité logique, cela ne pouvait faire un ensemble consistant : heureusement, le matelas fut livré quelques instants avant l’arrivée de son ami et elle eut le temps d’y mettre le feu ; quand son ami arriva, il la découvrit en prière dans sa chambre en feu : il put la soustraire des flammes et appeler les pompiers. C’est alors que tout un chacun put entendre le délire de la patiente : qu’elle était la pauvre et ne pouvait en rien être soustraite de son destin.
C’est alors qu’elle revenait encore une fois sur les circonstances du déclenchement du délire que j’en repris la formulation sur un point : elle avait râlé lorsque son ami lui avait annoncé qu’il serait là au moment de la livraison du matelas et il le lui avait fait remarquer : je lui montrais ainsi qu’elle s’était mise exactement dans la même position que sa mère. Quand bien même celle-ci avait été un Autre maternel indigent, elle avait été porteuse d’une demande à laquelle il fallait répondre.
De ces deux cures, il nous est donné de saisir ce problème logique qui définit cette pratique que Freud a formalisée. Je pense à sa perception des sons « rat » et« aber » (abwehr) chez l’Homme aux rats, du son « wespe » chez l’homme aux loups, du son « Jauner » au lieu de « Gauner » du patient de Constructions dans l’analyse, du propos de la nurse de l’Homme aux loups : « un regard sur le nez », etc.
C’est ce problème qui est la raison du principe de l’attention également flottante exposé dans Conseils au médecin en 1912 ou celui de la réduction de l’écoute de l’analyste à un récepteur téléphonique. Toutefois, en ne saisissant pas le statut ontologique de ce qui est perçu qu’il réduit à celui de représentation, lui-dis-je ? « J’y allais à l’époque pour ma thèse sur Michaux… »« Mi-chaud ? », lui dis-je. « Ah ! Oui, c’était l’expression qu’employait ma grand-mère pour dire tiède : “Bois ton chocolat, me disait-elle, il est mi-chaud”… Ma grand-mère était de Thionville où les hommes de la famille travaillaient depuis toujours dans les forges. Mi-chaud est une technique de forge où excellait mon père comme il excellait en dessin, c’est tout ce qui m’en est resté après, ses dessins… Mais, le train qui s’élance, c’est celui où avait pris place mon père, après le divorce de mes parents, il partait aux forges de Namur. »
J’avais toujours été intrigué du sujet de sa thèse qui ne portait pas sur la poésie de Michaux mais sur son œuvre graphique.
Le dire, c’est ce qui perdure de l’idiolecte indiciel maternel appelé par Lacan la lalangue et qui noue celui qui parle à la demande de l’Autre où il acquiert son statut phallique, énonciation sans énoncé, lettre dont l’effet se montre dans le symptôme.
Un analysant évoquait un jour son éjaculation précoce et les hurlements de son amie trouvant leurs rencontres beaucoup trop brèves à son goût et il avait ajouté : « Ah là là ! » J’avais arrêté la séance sur cette interjection. À la séance suivante, il l’avait reprise : elle était celle que sa mère exprimait devant le constat des pollutions nocturnes de son adolescence.
Il y a donc du dire, de sorte qu’il y a de la signification en excès sur la signification des usages et dont on prend la mesure par ses effets, ainsi la production de symptômes.
Frege soulignait déjà cette coloration singulière du sens qui procède de la prosodie, de la construction syntaxique, du choix des termes, des circonstances de l’énonciation, et qui fut la raison de son opposition à la conception idéaliste de la signification que défendait Husserl. J’ajoute qu’aujourd’hui encore la plupart des commentateurs de Frege sont toujours aveugles à son propos : c’est dire combien ce point qui est celui qui donne sa spécificité à la psychanalyse est difficile à admettre. L’analyste a donc à entendre l’événement qui excède le sens communément partagé et qui montre l’aliénation à la demande de l’Autre maternel tout en ayant une structure d’appel à en être délivré.
Mais qu’est-ce qui fait qu’on entend cet événement non conceptuel : l’inflexion prosodique, la spécificité de la construction syntaxique, le choix des termes, les circonstances de l’énonciation ?
Mais tout événement s’entend par sa dimension distinctive effective, réelle, et il devient signe sous l’action de la scansion où l’analyste acquiert le rôle du tiers que Peirce appelle l’interprétant et qui intègre l’événement dans le champ du sens par son articulation à l’expérience infantile de l’idiolecte indiciel maternel.
Si nous sommes chacun singulier, c’est que nous sommes chacun un effet singulier de la demande de l’Autre maternel qui organise le rapport de chacun au monde. De ce rapport initial à la demande de l’Autre, car toute femme devenue mère a une demande effective adressée à son enfant, qu’il légitime son statut de mère, que cette demande soit celle de Folcoche ou celle de la mère du narrateur de la Recherche du temps perdu, de ce rapport initial, absolument contingent dans sa modalité, procède l’existence de chacun, s’ensuit un nécessaire rapport à l’Autre qui est bien sûr une supposition.
Si notre identité est constituée par les divers traits qui nous ont été assignés par l’Autre lorsque nous étions enfant, nous ne pouvons que supposer qu’il y atoujours un élément en plus assurant la cohérence de l’ensemble de ces traits, supposition qui d’une demande de l’autre au génitif la met au datif, adressée à l’Autre, d’où s’ensuit notre inclination incoercible à l’amour et à la haine. Il y a de l’amour, car nous ne pouvons que supposer qu’il y a de l’Autre dont dépendrait notre existence, la certitude phallique de notre existence, et de la haine, car nous ne sommes pas sans savoir que c’est une supposition.
Directrice d’une filiale d’une entreprise, Jeanne avait dû changer d’affectation à la suite d’une fusion-acquisition, et en allant se présenter au président de l’entreprise acheteuse, qu’au demeurant elle connaissait, elle avait été prise d’une attaque de panique incoercible. Elle avait trouvé son attitude ridicule. Comment à son âge avec son background faire une attaque de panique, et, depuis, être insomniaque ? Ridicule. Pendant des mois, elle ne m’avait rien dit d’autre, si ce n’est, à l’occasion, un jet de haine bien appuyé. À chaque séance, elle tournoyait dans mon bureau avant de se décider à s’asseoir pour vociférer quelques propos sur ses journées à régler les problèmes de son entreprise avant de m’égratigner, puis elle se levait avec un sempiternel : « Il est temps que j’y aille, j’ai vraiment autre chose à faire que de venir dans ce cabinet, ridicule ! » Des mois, cela avait duré. Jusqu’au jour où la boîte de kleenex n’avait pas suffi pour éponger ses larmes avant d’ajouter : « Je crois que je dois m’allonger. » Après, rien, un silence pesant, puis : « Je vous ai dit que je ne pouvais pas ? » J’ai arrêté la séance. J’avais entendu l’accusatif de l’énoncé, depuis longtemps je l’avais entendu : je ne pouvais, voulait-elle me dire, avoir de relation sexuelle, depuis toujours, c’était ce que ce camarade de promotion, le président de son entreprise, lui avait rappelé par son regard inquisiteur. Bien qu’elle soit mariée et mère de famille. Comment avais-je entendu ? À son impossibilité à vraiment s’asseoir en face de moi tout en revenant chaque semaine me voir.
Ce double problème logique, celui de la singularité de l’intuition et celui de la supposition de la demande de l’Autre au datif, expose d’emblée l’embarras auquel le psychanalyste est confronté et qui donne la vérité au principe des indiscernables que Leibniz en son temps avait formulé, mais singularité qu’il faut entendre dans sa radicalité, y compris pour saisir que l’orientation sexuée de chacun en relève et donc ne relève d’aucune norme, et il en va de même des conditions de la réalisation de la procréation : Abraham nous en avait déjà fait la démonstration en faisant appel d’abord à Agar pour avoir Ismaël, puis en suggérant à Dieu de faire une PMA à Sarai qui, à l’occasion, devint Sarah pour avoir Isaac. Vu la descendance d’Ismaël et d’Isaac, le respect de la singularité de chacun n’est vraiment pas source de catastrophe.