De féminin/masculin à féminité/masculinité

En 1915, à l’occasion d’une réédition des Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud ajoute en bas de page que « l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème (que le choix d’objet homosexuel) et n’est pas quelque chose qui va de soi, phrase anodine qui fait voler en éclat le consensus essentialiste admis depuis le xviiie siècle édictant une règle absolue de la vie amoureuse : celle-ci doit s’égaler aux comportements susceptibles d’assurer la reproduction de l’espèce, règle qui obère la différence entre identité sexuelle biologique et identité sexuelle subjective, et qui occulte ainsi la manière dont chacun appréhende et effectue sa vie amoureuse indépendamment de son identité sexuelle sociale, à savoir les déterminations que chaque société attribue aux femmes et aux hommes et qu’ils implémentent à travers ce que Freud appelle le Surmoi, identité sexuelle sociale appelée gender, genre, depuis 1955 par John Money puis Robert Stoller et les Gender studies.

Cet essentialisme, que rompt Freud, est l’idéologie de l’identité sexuelle sociale ou gender proposée par les sociétés occidentales sous l’effet de l’appropriation par la médecine de la vie amoureuse depuis le xviiie siècle, appropriation qui a réduit l’identité sexuelle sociale à l’identité sexuelle biologique et a imposé aux femmes et aux hommes un certain nombre de traits (passivité/activité, etc.) tout en égalant leur vie amoureuse à la seule reproduction de l’espèce, hors de laquelle fut délimité le champ des perversions sexuelles – concept qui date du xixe siècle, incluant la masturbation, l’homosexualité, le masochisme, la sodomie, la fellation, le cunnilingus, etc.

Or, dans les Trois essais, Freud met en cause non seulement toute naturalité du choix d’objet : chacun, en fonction de son expérience précoce avec son entourage, peut avoir du goût pour un objet de sexe différent ou de même sexe que soi, mais met aussi en cause toute distinction de libido entre les sexes, au point, dit-il, qu’il est « difficile de donner un contenu précis aux concepts de « masculin et féminin.

L’observation récuse donc l’idéologie sexuelle sociale d’une supposée orientation sexuelle naturelle vers la reproduction de l’espèce et d’une supposée distinction ontologique de la libido entre les hommes et les femmes : rien ne permet de soutenir que la vie amoureuse ne viserait, par essence, que la procréation et que les hommes et les femmes n’y seraient convoqués que dans cette visée.

Cette rupture qu’opère Freud n’est pas en soi révolutionnaire car, avant le xviiie siècle, l’identité sexuelle sociale n’avait pas de statut essentialiste et n’imposait pas à la vie amoureuse de visée procréative, situation bien étudiée pour les mondes grec et romain, précolombien ou hindou, mais qui était celle de l’Europe chrétienne. Le christianisme proposait un idéal de la vie amoureuse où l’homme et la femme dans le mariage devaient trouver chacun leur dû, c’est-à‑dire la volupté, la fameuse delectatio de saint Thomas, condition de la validité du mariage, et il considérait la vie amoureuse hors du mariage sous le rapport de la faute appelant la repentance – à la différence du modèle développé au xviiie siècle qui excluait tout débordement sensuel, surtout pour la femme, la volupté n’étant pas une condition de la procréation, et qui renvoyait les autres formes de vie amoureuse dans le champ des perversions, du pathologique, du vice, appelant une thérapeutique. Si l’évocation, dans la Parnasse satyrique, d’amours entre hommes n’entraîna pour Théophile de Viau, lors du procès de 1622, aucune sanction pénale car la sodomie y fut traitée comme une affaire de conscience et non de police ; à l’inverse, les Fleurs du mal et Madame Bovary furent condamnés pour outrage aux bonnes mœurs, en 1857, pour avoir évoqué la volupté de jeunes femmes, voire de jeunes femmes adultères, alors que Marguerite de Navarre, Pierre de Brantôme et Madeleine de Scudéry en faisaient l’éloge trois siècles plus tôt.

C’est donc à juste titre que Freud note le caractère vague des concepts de « masculin » et « féminin ». Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme ? Car si l’on souhaite aller au-delà de la seule détermination biologique, on est pris de court, d’autant que les déterminations sociales varient avec les sociétés et les époques.

Aussi, lorsqu’il reprend cette question dans un texte écrit à l’été 1932, il lui donne pour titre non le féminin, Weiblich, mais la féminité, Weiblichkeit, pour bien marquer la distance entre l’identité psychique et l’identité biologique et souligner combien sa construction est un procès précoce qui s’effectue dans le rapport avec l’entourage et les déterminations sociales.

Au demeurant, le mot « féminité », et donc la notion d’identité psychique, n’apparaît dans le langage ordinaire qu’à la fin du xixe siècle, même si on en trouve la présence dans la poésie médiévale. De même, le mot de « masculinité » n’apparaît qu’au cours du xxe, même si son usage juridique est fort ancien mais circonscrit, jusqu’à la fin du xviiie siècle, au seul droit successoral. Le mot « masculinité » se distingue de celui de « virilité », qui met l’accent sur une notion d’idéal à suivre, et n’a eu longtemps qu’un statut d’ornement littéraire chez des écrivains comme Montherlant en réaction au Surmâle d’Alfred Jarry. Son succès actuel avec le sens de « masculinité hégémonique » lui vient de l’ouvrage de Raewyn Connell, Masculinities, paru en 1995, qui en a imposé l’usage dans les Gender studies d’où il a essaimé dans le langage ordinaire.

Mais quel est le propos des Gender studies si l’on suit l’ouvrage de Judith Butler, Gender Trouble, paru en 1990, et en quoi se distingue-t-il de celui de Freud ?

Butler rappelle à juste titre que les sociétés norment les traits collectifs d’identification qui s’imposent aux femmes et aux hommes, y compris dans le cadre intime de leur vie amoureuse, rappel légitime car on avait oublié cette action des sociétés sous la contrainte de l’essentialisme imposé depuis le xviiie siècle. Mais elle propose en même temps une théorie a priori, non dérivée de l’expérience, érigeant les contraintes sociales en agent de la prohibition de l’investissement incestuel sur l’objet primitif (la mère) avec pour conséquence une « identité mélancolique du moi ».

Butler reprend le propos freudien sur le plan de l’action des sociétés dans l’édification des normes, mais s’en distingue sur celui de l’action de l’entourage précoce dans la constitution de la singularité de chacun. Pour Butler, la séparation d’avec la mère serait l’effet de l’action sociale avec pour conséquence de constituer chacun comme mélancolique, dans le regret de l’objet maternel perdu, quand, pour Freud, la séparation serait ou l’effet de la menace paternelle pour le garçon ou l’effet de la déception de n’être pas dotée de la phallicité pour la fille, problématique subsumée par Lacan sous le chef du désir de la mère convoqué par un tiers distingué sous l’appellation de Nom du Père. Mais quelle est l’argumentation de Butler ?

Dire que la construction des genres procède exclusivement de déterminations sociales revient à postuler que la société serait en surplomb de ses membres et leur imposerait leur normation, postulat repris par Butler de Foucault et de sa thèse sur le bio-pouvoir : l’ensemble des techniques visant subrepticement à l’organisation et au contrôle non des sujets de droit mais des corps, et dont on peut énumérer les diverses formes d’intervention dans les champs de l’hygiène, de l’éducation, de la contraception, de l’habillement, etc., mais postulat dont on peut établir la genèse depuis Hobbes et Rousseau : il y aurait, d’un côté, la société, le Léviathan ou la Volonté générale, et, de l’autre, ses membres, monades ainsi domestiquées pour faire d’une diversité un ensemble unifié, à cela près que cette problématique de la contrainte, qui hante la philosophie politique depuis le chapitre 15 du Prince de Machiavel, a été réglée, outre par Freud, par un de ses grands lecteurs, Marcel Mauss, lors de sa conférence de 1934 sur Les techniques du corps.

Car, une société n’est pas à part de ses membres. Penser que la société et ses membres seraient deux réalités distinctes revient à penser, pour reprendre l’exemple de Gilbert Ryle, que l’université et les bâtiments qui la constituent sont deux réalités distinctes ; c’est faire une erreur de catégorie, erreur fréquente, Tocqueville en est l’illustration ou récemment Marcel Gauchet, voire Charles Melman, ce dernier n’étant jamais à l’abri de raccourcis édifiants. Il y a société parce qu’il y a des usages qui s’imposent aux êtres humains dans les circonstances où ils se trouvent à partir de leur histoire et de leurs contraintes géographiques, climatiques et techniques.

De plus, imaginer qu’il y aurait, au sein de la société, comme la décision d’exercer sur ses membres quelque contrainte, c’est imaginer une construction fictionnelle quand bien même y a t-il un exercice du pouvoir. La contrainte, ce sont les usages qui l’exercent car, comme le souligne Freud, leurs règles sont implémentées sous les traits du Surmoi.

Une société est ses membres, plus précisément ce que leurs formes de vie la font être à travers les facteurs culturels, économiques, climatiques, politiques qui s’imposent à eux.

Ainsi, on constate, au fil du xviiie siècle, à travers la littérature et les correspondances privées, que les choses de l’amour se voient subrepticement peu à peu autrement sans que l’on puisse en attribuer le rôle à un facteur précis, bien que l’on puisse noter une concordance des temps entre la folie des médecins légiférant les choses de l’amour, comme le souligne Alain Corbin, le déploiement de l’économie libérale (Mandeville, Adam Smith, Ricardo, Malthus, etc.) valorisant l’accumulation patrimoniale aux dépens de la sensualité, comme le souligne Max Weber, le conformisme bourgeois aux mœurs de la cour, comme le souligne Norbert Élias, les renouveaux catholique et évangéliste au début du xixe siècle qui tranchent avec la désertion des églises et des temples à la fin du xviiie siècle, comme le souligne Gérard Cholvy, etc. L’air du temps, der Zeitgeist, est l’effet de ce grouillement d’éléments sur lesquels se tissent les formes de vie qui, elles-mêmes, induisent les traits identificatoires collectifs d’une société.

À cette première thèse : la société est à part de ses membres et contient en elle le site du pouvoir comme une sorte de Big Brother absolu, Judith Butler lui en associe une seconde directement puisée chez Derrida dont on connaît la lecture spécieuse des Speech acts d’Austin développée dans son débat avec John Searle où le penseur de la différance réarticule la philosophie du langage ordinaire à une problématique néo-heideggerienne qui lui est étrangère et qui fait de tout énoncé la citation d’un énoncé préalable, comme si la langue parlait d’elle-même, « Die Sprache spricht », selon la formule de Heidegger, sans que le contexte et l’agent s’exprimant à la 1ère personne importent, au point, si je vous demande de me passer le sel, de n’être que le porte-voix d’une parole antérieure convoquant dans mon énonciation une origine immémoriale m’imposant mon énoncé.

Ainsi, les êtres humains seraient dotés performativement (?) de déterminations leur dictant tant un genre organisant leur rôle social d’homme ou de femme qu’une réalité sexuelle de mâle ou de femelle, hyperconstructivisme gommant le réel des attendus de l’expérience précoce avec l’entourage et prônant deux idéaux normatifs absolus, la féminité et la masculinité, prescrivant les conditions des rôles sociaux d’homme et de femme comme d’une sexualité féminine et masculine.

Mais, si tout est conventionnel, on fait alors fi de l’histoire naturelle des hommes, c’est-à‑dire de l’arrimage de leurs activités et de leurs expressions dans l’épaisseur du réel à l’exemple, n’en déplaise à Saussure, du mot « eau » qui renvoie à une racine indo-européenne signifiant « boire », limite absolue de la thèse de l’arbitraire du signe. Et puis proclamer que tout est conventionnel, ce n’est pas seulement une posture philosophique, mais aussi une revendication politique à l’exemple des idéologies fascistes et léninistes. Si les règles sont en surplomb et relèvent de la seule convention, seul l’énoncé citationnel de la convention, pour reprendre le propos de Derrida, en est la condition et dès lors n’importe quelle itération de n’importe quel énoncé suffit à faire règle, comme l’ont montré les discours d’Hitler et de Staline.

Mais, si la convention impose sur un mode performatif un idéal de féminité et un idéal de masculinité, cas de l’idéologie nazie, nous sommes confronté à une régression infinie puisque la définition de tout idéal suppose un modèle qui lui sert de référent : édicter un idéal suppose un être qui en serait la mesure, être qui, à son tour, implique un modèle auquel il serait conforme, et ainsi de suite selon la régression infinie dite du troisième homme dont Aristote nous a montré la logique. Imaginer une sexualité qui ne prendrait pas appui sur un réel mais se constituerait dans la seule visée de la conformité à l’idéal implique que l’idéal préexiste à la réalité qu’il doit définir : avant qu’il y ait des hommes réels, les paradigmes de la féminité et de la masculinité seraient déjà dressés dans le ciel des Idées par la société. Mais comment dresser un idéal sans réel qui lui préexiste ? Nous nous heurtons à une aporie inextinguible que Butler, après Derrida, est bien en peine de lever.

Toutefois, cet hyperconstructivisme social (marque de fabrique de l’hégélianisme et du néokantisme) ne s’arrête pas là chez Butler puisqu’elle y articule l’organisation du genre dans la petite enfance dans un déni complet des enjeux maternels impliqués dans le rapport à son enfant, comme si Butler cherchait à sauver à tout prix la mère en la situant sur un plan tout autre – point de vue de Derrida à l’œuvre dans Circonfession (1991) : « L’identification de genre, écrit-elle, est une sorte de mélancolie dans laquelle le sexe de l’objet prohibé est intériorisé comme prohibition, prohibition double mise en œuvre par le discours social et visant tant l’inceste que l’homosexualité, mot qui laisse supposer qu’il y a un objet entre : l’étai, quand le mot allemand dit adossement, arrimage : le nourrisson est en prise sur sa mère, il ne fait qu’un avec elle, il est sa bouche, son anus, etc., au même titre qu’il est semblablement d’emblée arrimé au réel dont il fait l’expérience de ses distinctions. Et l’on sait depuis toujours que l’organisation de ses capacités physiologiques comme de sa posture et donc des traits de son identification prend là son appui.

C’est dans ce grouillement d’interactions entre le nourrisson et son environnement précoce que chacun de nous advient peu à peu à sa jouissance sans cesse réorganisée au fil des circonstances sans qu’aucune assise substantielle puisse là nous définir, quand bien même l’anatomie nous donnerait pour statut celui d’homme ou de femme, absence radicale de toute binarité qui autorise ce flux en devenir de notre identification toujours ouverte – à mille lieues de cette assignation revendiquée par les Gender studies où l’on serait lesbienne, gay, trans ou cis de toute éternité, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette idéologie que de répéter la catégorisation effrénée de la métaphysique moderne, ce qui laisserait Flaubert tout ébaubi, lui qui, le lundi, en pinçait pour Louis (Bouilhet) et, le mardi, pour Louise (Colet), heureux temps où l’on nous dispensait de tout coming-out.

C’est peut-être ce que n’a pas compris, mais absolument pas compris, Judith Butler : que jamais une norme culturelle ne pourra gouverner la matérialité des corps au service de l’impératif hétérosexuel [5][5]J. Butler, Gender trouble. Feminism and the Subversion of…. Cette fiction que l’on a vue à l’œuvre dans l’eugénisme des nazis ne peut jamais devenir l’usage effectif d’une société : le réel y fera toujours objection, car ce qui se constitue entre l’entourage précoce et le nourrisson, dès la naissance de ce dernier, est un réel indélébile quoi que chacun en pense, d’où cette prédication de l’inconscient par Lacan d’être réel, tout simplement : cqfd.

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